Terre de France : dropshipping ou patriotes réglos ?

Ces derniers jours, l’entreprise Terre de France a fait l’objet d’une forte polémique sur le forum 18-25 de jeuxvideo.com : celle-ci était accusée de pratiquer le dropshipping, en vendant des produits qui n’étaient pas réellement français, et en se faisant grassement payer au passage. Les sujets de discussion ont été supprimés par la modération, mais pour utiliser le vocable local : jyfu. Voici donc un résumé de ce que l’enquête a pu établir.

Un peu d’historique

À l’origine, on trouve le parfum Nation, qui apparaît vers fin-mai début-juin 2018. La plupart des traces de ce premier projet, à commencer par le site Internet, ont disparu, mais on peut encore trouver quelques miettes. Le projet avait été soutenu dès ses premier jours d’existence par la youtubeuse catholique Virginie Vota, ce qui leur avait été reproché avec beaucoup d’ouverture d’esprit par l’Express dans un article du 10 novembre 2019.

Ne rencontrant sans doute pas un succès fou, le projet part en sous-marin début 2019, avant de refaire surface en mai 2019 sous le nom de Terre de France.

Tiré des commentaires de la vidéo de Virginie Vota.

Le site a fait peau neuve, même si on reconnaît indubitablement la patte graphique (cf. les captures d’écran dans la vidéo de Virginie Vota), mais surtout, il est désormais édité par une entreprise : une SASU dénommée ALEA, créée le 21 janvier 2019, et immatriculée au RCS d’Évry le 10 mai. Le président est un certain Jean-Claude Garcia, 84 ans, résidant à Aureille dans les Bouches-du-Rhône, mais le siège social est à Massy dans l’Essonne, dans ce qui semble être une pépinière d’entreprises. Nous y reviendrons.

Si l’emballage des parfums a changé, il s’agit indubitablement du même produit : on trouve la même description des fragrances (« santal et musc blanc » pour monsieur, « clémentine et réglisse » pour madame) sur le site de Terre de France et dans l’article de l’Express. Mais plusieurs autres produits s’y sont ajoutés.

L’entreprise fait quelques apparitions comme sponsor, notamment chez TVLibertés, mais c’est surtout à partir d’une vidéo de Valek du 5 juin 2020 qu’ils percent pour de bon. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si cela se produit immédiatement après le scandale de NordVPN qui décide d’annuler son parrainage du Raptor Dissident (1er juin 2020), et le mouvement de boycott qui s’en est suivi. À partir de là, l’entreprise commence à arroser toute la sphère plus ou moins « patriote » : Bruno le Salé, Papacito, Baptiste Marchais, et j’en oublie sans doute.

Ils ont également droit à un article de Valeurs Actuelles le 13 novembre, que je n’ai malheureusement pas pu lire en entier, n’étant pas abonné.

Et c’est finalement le 12 décembre 2020 que certains membres de l’Élite s’interrogent sur l’honnêteté de cette entreprise, qui n’indique pas clairement l’origine des produits qu’elle vend : l’accusation de dropshipping ne tarde pas à arriver.

D’où viennent réellement les produits ?

Pour ce qui est des bustes de Napoléon, le site de Terre de France est transparent quant au fait qu’ils sont fabriqués par le sculpteur Missor à Nice. On trouve d’ailleurs strictement le même buste, au même prix, sur le site du sculpteur.

Ensuite, le cas le plus simple à résoudre est celui des savons : le site parle d’une entreprise de Salon-de-Provence, située dans une ancienne manufacture royale. Une recherche rapide sur le site de l’office de tourisme de Salon-de-Provence permet de trouver la Savonnerie du Moulin à grain dont le bâtiment a effectivement été une manufacture royale à partir de 1765. Celle-ci vend des savons au prix unitaire de 3,95 €, soit 35,55 € les 9 : le tarif de 28 € proposé par Terre de France apparaît donc tout à fait acceptable.

Les parfums viennent de Nîmes, d’après le site de Terre de France. Il s’agit vraisemblablement de l’entreprise Exalis, créateurs de parfums depuis 1998 et situés à Nîmes. De plus, la société emploierait 3 personnes d’après les données du Figaro, ce qui correspond à ce que dit Virginie Vota dans sa vidéo. Le site d’Exalis ne donne pas d’indication de prix, et nous ne les avons pas contactés, mais un parfum à 50 €, cela n’a rien d’aberrant d’après les kheys qui travaillent dans le milieu.

Pour ce qui est des portefeuilles et des ceintures, le site nous indique qu’ils sont fabriqués en Vendée par une entreprise du patrimoine vivant : ce n’est pas une formulation au hasard, mais un label de l’Institut national des métiers d’art. En revanche, identifier l’entreprise exacte s’avère plus difficile, car la liste à jour des entreprises ayant de label n’est pas disponible en ce moment. Deux hypothèses sont possibles. Soit l’entreprise Sellerie Ameublement Mercier, qui avait le label en 2016 mais ne semble plus l’avoir en 2020. Soit le groupe vendéen Partson qui regroupe plusieurs ateliers EPV, mais dont la maroquinerie est en Maine-et-Loire, pas en Vendée.

Restent alors les bracelets… et c’est là que cela devient intéressant.

Les bracelets : une douille Made in France ?

Pour la suite de l’explication, je vais devoir utiliser pas mal de captures d’écran, car certaines pages ont été fermées par les gérants de Terre de France.

Un khey déterminé a réussi à retrouver que le bracelet Lys d’Autrefois vendu 110 € sur Terre de France était également disponible sur une boutique Etsy pour seulement 45 €.

Le produit sur Terre de France
Le même produit sur Etsy
La page détaillée, avec notamment les informations sur la fabricante.

Et voici à quoi ressemble désormais la même page : avez-vous remarqué comme la photo a été changée pour ne plus être aussi similaire ?

Ce qui a, de manière compréhensible, attiré l’attention du forum, c’est que la fabricante s’appelle Claire F. (son nom de famille est connu, mais ne sera pas divulgué ici, nous dirons seulement qu’il s’agit d’un nom méridional typique). Or les différents articles consacrés au parfum Nation puis à Terre de France nous indiquent que les fondateurs du projet sont un couple, appelés Claire et Paul. L’entreprise est également basée à Massy, et l’instagram de Claire (maintenant disparu) indique également qu’elle est de Massy.

Suite à cette découverte, le site Terre de France a confirmé que c’était bien Madame qui réalisait les bijoux vendus. La différence de prix entre Etsy et Terre de France est expliquée par le fait qu’elle vendait à prix coûtant et sans se rémunérer sur Etsy, tandis qu’elle se rémunère sur Terre de France, et que le site fait par ailleurs une marge pour financer notamment ses opérations de parrainage.

Le prix de revient de 45 € pour les seuls matériaux est-il exagéré ? Sans doute que non. Le prix peut-être assez variable selon la taille des perles, mais pour des perles de 6 mm de diamètre, le coût d’achat peut être aux alentours de 30 €, auxquels ils faut encore ajouter les petits bouts d’argent.

Les bons comptes font les bons amis ?

Reste que, si Paul et Claire sont les « visages » de l’entreprise, légalement, c’est le fameux M. Garcia qui en est propriétaire. Au vu du nom de famille de Claire, il est très probable qu’il s’agisse de son grand-père, même si cela ne m’a pas été confirmé explicitement. Alors pourquoi ce montage ? Y aurait-il quelque chose de louche dans la comptabilité de l’entreprise ? La bonne nouvelle, c’est que cette dernière publie ses comptes ainsi que les justificatifs des dons qu’elle fait à des associations. Par sécurité, ces comptes ont été sauvegardés sur ce site-ci aussi.

Ce qui surprend, c’est la faiblesse des dons : environ mille euros en 2018, et environ trois mille en 2019. Mais cela s’explique assez rapidement : le chiffre d’affaires de l’entreprise est également très bas. En 2019, on peut estimer qu’elle a vendu environ 300 produits, toutes catégories confondues. C’est un peu ridicule.

On se rend également compte que l’entreprise dépense énormément en « frais annexes », qui représentent presque autant que le coût d’achat des produits. De l’aveu de Terre de France, ces sommes recouvrent les frais d’expédition, mais surtout les importants frais de communication : comprendre, la pub, notamment à travers le parrainage de youtubeurs. Il semblerait cependant que les investissements de cette année aient été payants et que le chiffre d’affaires ait explosé, même s’il nous faudra attendre les comptes 2020 pour nous en assurer.

Conclusion

Terre de France est une entreprise globalement clean. Il n’y a rien de foncièrement répréhensible dans ses activités, malgré quelques petites maladresses : Paul, lors de son passage par HEC, n’aura sans doute pas eu de cours sur « Comment éviter une mauvaise presse lancée par les fadas du 18-25 ? »… On notera tout de même quelques points de vigilance, qu’il appartient à l’entreprise de corriger prochainement. L’Élite restera aux aguets.

Ne pas mentir sur les gérants de l’entreprise et laisser ce pauvre M. Garcia vivre sa retraite tranquille : sait-il seulement ce que vous faites avec « son » entreprise ? Le couple m’a indiqué en privé avoir l’intention de modifier prochainement les gérants officiels.

Être plus transparents sur l’origine de leurs produits. C’est leur fond de commerce, après tout. La dernière capture d’écran montre les engagements pris par Terre de France dans ce domaine.

S’assurer qu’une large part du chiffre d’affaires soit effectivement versé aux associations. C’est le principal point noir pour l’instant : en 2019, Terre de France a dépensé trois fois plus d’argent dans ses campagnes de promotion qu’elle n’en a versé aux associations. Cela peut s’excuser pour une entreprise qui débute, mais il est impératif que la situation se régularise à brève échéance. Parce que pour l’heure, les principaux bénéficiaires de l’initative Terre de France ne sont pas les associations soutenues, mais bien les youtubeurs qui en font la publicité.

Je conclurai cet article en disant que pour ma part, je trouve préférable de ne pas acheter chez Terre de France. L’idée est louable, et je soutiens largement le principe, mais l’intermédiaire Terre de France est inutile. Si vous adhérez au projet, allez donner vous-même aux associations : c’est vous qui bénéficierez des réductions d’impôts. Quant aux produits eux-mêmes, allez les acheter directement aux artisans, ou à d’autres artisans que ceux qui sont mis en avant ici. Par exemple, vous pouvez acheter du savon auprès de la Savonnerie de Nyons, ou encore de la savonnerie Le Sérail, dernier producteur de savon de Marseille à produire encore à Marseille : leurs produits sont de très bonne qualité, et coûtent moins cher que ceux de Terre de France.

La seule chose qu’ajoute Terre de France, ce sont des frais de publicité.